Extrait du bulletin municipal de Meillant
n° 11 de janvier 1994

ARBITRAGE
PAR RAOUL ESPARVERS, PRIEUR DE LA CELLE,
ET PAR JEAN, ARCHIPRÊTRE DE CHARENTON,
D'UN CONTENTIEUX ENTRE
PIERRE, ABBÉ DE NOIRLAC,
ET LOUIS DE SANCERRE, SEIGNEUR DE MEILLANT,
fait à La Celle de Bruère, le lendemain de la Saint Luc, en l'année 1238.

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Avant d'aborder l'objet du litige entre l'Abbé de Noirlac et Louis de Sancerre, il convient de se poser une question :

COMMENT LOUIS DE SANCERRE DEVINT-IL SEIGNEUR DE MEILLANT ?

Au milieu du XIIe siècle, Meillant dépendait de Charenton, et cela depuis longtemps sans doute. Quand Agnès de Charenton épousa Raoul de Déols, son père Ebbes, lui donna en dot la terre et chatellenie de Meillant.

Son mari, revenant de Terre-Sainte, mourut à Ravennes en novembre 1176 laissant pour unique héritière leur fille Denise de Déols âgée de trois ans.

On disait alors que son héritage était aussi important que tous les revenus du duché de Normandie.

Eudes de Déols, frère de Raoul, revendiqua le « bail » de sa nièce et se saisit d'elle.

Henri II de Plantagenêt, comte d'Anjou, duc de Normandie et d'Aquitaine, roi d'Angleterre, apprenant la chose et usant de son droit de suzeraineté, par la force des armes se fit remettre Denise.

Malgré son jeune âge, Henri la donna en mariage à l'un de ses fidèles, Baldwin de Rivers, seigneur de l'Île de Wight. À treize ans, sans enfants, Denise devint veuve.

Un an plus tard, début 1187, Henri lui fait épouser un autre de ses fidèles, le poitevin André de Chauvigny.

Mariage en grande pompe à la cathédrale de Salisbury, en présence de quatre évêques, de la reine Aliénor d'Aquitaine et d'une multitude de comtes et de barons.

En 1202, son mari André fait prisonnier à la bataille de Mirebeau meurt en captivité. Denise attend alors son sixième enfant.

En 1205 elle épouse en troisièmes noces Guillaume de Sancerre. Elle mourra deux ans plus tard, en 1207, âgée de trente quatre ans, laissant à son mari un tout jeune fils : « Louis de Sancerre ».


Mais revenons en arrière.
Deux actes de 1182 nous apprennent qu'après la mort de Raoul de Déols, Agnès de Charenton avait épousé Raoul de Cluis et avait gardé les terres et seigneurie de Meillant.

C'est sans doute à sa mort que sa fille Denise en avait hérité. En effet, après la mort de Denise, Guillaume de Chauvigny, son fils ainé, devint seigneur de Châteauroux et de Meillant.
C'est à ce titre qu'il accorde, en 1211, une charte de franchise aux habitants de Meillant.

En 1221, il donne la seigneurie de Meillant à son frère Raoul de Chauvigny, époux de Dame Odéarde.

Raoul étant mort en 1231, c'est alors que Guillaume transmet Meillant à son demi-frère Louis de Sancerre « pour sa part d'héritage maternel ».

C'est ce qu'on lit dans une charte de novembre 1233, où Guillaume de Chauvigny et Louis de Sancerre reconnaissent la suzeraineté de Régnaud de Montfaucon, seigneur de Charenton, et de Mathilde de Charenton, son épouse, « sur le bourg de Meglent et la chatellenie du même bourg ».



QUELS FURENT L'OBJET ET LES CAUSES DE LA DISPUTE ?


Quand Jean de Sancerre, âgé de 25 ans, prit possession de Meillant, il ne put qu'être impressionné par l'importance croissante, année après année, des possessions de Noirlac, tant en terres qu'en dîmes, terrages et autres revenus.

Il est vrai que la charte de donation, faite par Raoul de Chauvigny, pour le repos de l'âme de son père André, dans la salle du « chapitre des Pères de la Maison-Dieu (Noirlac) », en mars 1221, le jour du Jeudi Saint, les y encourageait ouvertement.

Si l'on en juge par le contenu de l'acte d'arbitrage, Louis de Sancerre, par solidarité familiale, ne remet pas en cause les donations faites par les siens.
Ainsi il n'y est pas fait mention du pré donné en mai 1231 par sa belle-soeur, Odéarde, pour le repos de l'âme de son défunt époux Raoul de Chauvigny : pré situé près du moulin du pré, sans doute le pré de la « Bonne Dame », mentionné sur le cadastre de 1826.
Par contre, il n'hésite pas à attaquer les donations ou ventes faites à l'abbaye par des particuliers, même de haut rang social.

Jugez plutôt :

- La forêt de la Bluise :
Située aux confins de Meillant et d'Uzay, entre le bois de Coury d'une part, et les moulins de Champange et du Pré, d'autre part, donné en janvier 1232 par le seigneur Humbaud Tahos, chevalier, et par son fils Jean, en présence de Jacques, archiprêtre de Dun-le-Roy.

- Le Moulin du Pré :
Donné en 1204, dans son intégralité et avec toutes ses appartenances, par noble homme Molsos de Charenton, chevalier, et par ses deux frères, dont l'un s'appellait André, par acte passé à Bourges en présence de l'archevêque Saint Guillaume.

- Le pré de Bagnaos (écrit aussi: Bernaio) :
Situé « dans la rivière de Meillant », à coté de la planche du moulin du Pré. Vendu à l'abbaye en février 1232 par Humbaud Nigri et sa femme Odéarde pour six livres tournois et une emine de froment valant plus de 38 sols tournois, le tout payé comptant.

- La moitié du pré de la Rauchère (aujourd'hui pré de la Rochelle) :
Situé près du moulin du Pré. Vendu à l'abbaye, en 1235, pour 38 sols tournois par Rannulphe Girard, du consentement de son épouse Sibille, de leurs fils Emenon et Jean, et de leurs filles Odéart et Odéart (!). Ce pré faisant partie de la dot de sa femme, Rannulphe lui donne en compensation le champ des Pierres. Celle-ci s'en dit satisfaite, disant qu'il vaut mieux que son ancien pré. Acte fait à Saint-Amand le 2 mai 1235.

- L'autre moitié du pré de la Rauchère :
situé près du moulin du pré, « au dessus dudit moulin et à coté de la retenue d'au dudit moulin ». Vendu à l'abbaye, en mai 1235, par Dabert de Meillant, sa femme Jeanne, leurs deux fils et leurs deux filles, pour 25 sols forts de Souvigny, payés comptant.

- Le pré de Prea Moise (aujourd'hui pré Maze) :
situé dans la rivière de Meillant. Vendu à l'abbaye en février 1232 par Humbaud Bibaz, fils de Humbaud Nigri, et par sa femme Petite, pour 7 livres tournois et deux sétiers de froment valant 30 sols tournois. Le tout payé comptant.

- Le champ Lanter :
Situé dans la Bluise, séparé du bois de Coury par un chemin. Tout ce champ et toute sa terre, culte ou inculte, vendus le 13 juin 1235 à l'abbaye par Humbaud Bibaz, sa femme Petite, et par leurs fils Arnaud et André ; ainsi que par Guillaume Nigri, par sa femme Pétronille et par leur fils Guillaume. Le champ et la terre étant en effet devenu leur propriété commune par héritage à la mort de Humbaud Nigri. Prix de la vente : 65 sols forst de Souvigny, payés comptant.

Pour ce qui est des droits de cens, dîmes, terrage, acquis par les moines de la Maison-Dieu de Noirlac, il serait long et fastidieux de les énumérer.
Notons seulement :
- 100 sols, payables annuellement sur les revenus des Meulières du Gros Bois. (Don d'Ebbes de Charenton pour le salut de l'âme de son père, de sa mère et de son frère).
- 5 sols de cens annuel à perçevoir sur le moulin du Creuseau. (Donnés par Agnès de Charenton et son second mari, Raoul de Cluis, en 1182).
- Le quart de toute la dîme de St. Rhomble. (Don d'Ermengare, soeur de noble homme Etienne des Fourneaux, chevalier).
- 7 boisseaux de mouture à prendre sur le moulin de la Boissière, dit aussi moulin du Chiret, situé à peu près là ou se trouve actuellement la station d'épuration. (Don d'Oger, fils d'Oger de Varine, en août 1214).
- 2 sétiers de grain, l'un de froment et l'autre de seigle à prendre sur la dîme de la Bouchaille. (Don de Pierre Baraton, chevalier vers 1198, confirmé en 1213).
- 1 sétier de froment et une mine d'orge, à prendre sur les cens du moulin et de l'étang du Creuseau. (Don de Guillaume Bacos, chevalier, en 1216).
etc... etc... On n'en finirait pas de les énumérer.

Mais ce n'est pas tout !
Des hommes du comte se donnaient au monastère.

Ainsi, en 1225, Morel de la Bluise et sa femme font don à Noirlac, non seulement « l'intégralité de tous leurs biens meubles et immeubles, en quelque endroit qu'ils se trouvent », mais aussi de leur propre personne.
C'est une chose qui se faisait.
Ainsi, en 1221, Aalaz Lalarme, de la ville franche de Puyravel, (lieu non identifié sur la commune de La Celle) s'était donnée, elle-même et tous ses biens, à Dieu et à la Vierge Marie, et avait été reçue par l'Abbé et les moines « comme une soeur de la Maison-Dieu et comme un de leurs frères ».

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Trop, c'est trop, se disait le comte : L'Abbé exagère !

Le comte ne respecte pas nos droits légitimes, et nous crée des ennuis !
se disait l'Abbé.

Il fallait trouver une solution à la dispute. En 1238, le comte et l'Abbé décident de recourir à un arbitrage. L'un d'eux (le document ne nous dit pas lequel) choisit pour arbitre Raoul Esparvers (l'épervier !), prieur de La Celle ; l'autre choisit Jean, archiprêtre de Charenton. Il leur appartiendra de dirimer le conflit. S'il arrivait qu'ils ne puissent se mettre d'accord, ils en choisiraient un troisième qui, seul, prendrait la décision.

Il fallut certainement quelque temps avant que les deux arbitres se mettent d'accord.

Finalement, le mardi 19 octobre 1238, Jean de Sancerre et Pierre, Abbé de Noirlac, comparaissent à La Celle devant le prieur et 1'archiprêtre pour entendre la proclamation de l'arbitrage.

Chacun d'eux, l'un après l'autre met sa main dans la main des arbitres et prête serment d'accepter leur décision et de l'observer parfaitement et à perpétuité, sous peine d'une amende de cent livres parisis.

Alors, le comte et l'Abbé se tenant debout écoutent la lecture de la sentence sans la moindre objection ou le moindre refus. En voici le texte, légèrement raccourci et simplifié pour le rendre moins indigeste.

L'ARBITRAGE

« Nous, Raoul Esparvers, prieur de La Celle de Bruère, et Jean, archiprêtre de Charenton,...ayant pris conseil d'hommes prudents et ayant examiné les lettres et instruments desdits Abbé et couvent, et ayant entendu les bonnes raisons de l'une et de l'autre partie, ces susdites parties se tenant debout devant nous et acceptant notre arbitrage sans la moindre objection ni le moindre refus, nous l'avons proclamé dans les termes qui suivent :

Le pré de Bernaio et le pré de Permoise, les usages du bois de Maulne pour le chauffage, la construction et pour tous les besoins des habitants de la grange de Chalais, ainsi que pour la pature de tous leurs animaux de toute sorte et en tout temps, sauf au temps de la glandée où ils ne mettront pas plus de soixante porcs dans ledit bois ; le moulin du Pré avec toutes ses appartenances ; le pré de la Rauchère ; le pré de la Planche ; la forêt de la Bluise ; le champ Lanter ; et toutes les autres choses quelles qu'elles soient : cens, dîmes, forêts, grains, terres ou aumones, que lesdits Abbé et Couvent ont acquises dans les terres du susdit comte, resteront pacifiquement et sans opposition aucune en la possession desdits Abbé et Couvent qui pourront à perpétuité en faire ce qu'ils voudront.

En outre, nous avons décidé qu'à l'avenir lesdits Abbé et Couvent pourront recevoir dans leur ordre, en qualité de convers, tous les hommes et femmes dudit comte et de ses héritiers sans la moindre réclamation.

En outre, tous les hommes et femmes dudit comte et de ses héritiers pourront leur donner entre vifs ou leur léguer en aumone la tierce partie de tous leurs biens meubles et immeubles.

Les Abbé et Couvent pourront aussi acquérir par tous moyens (légitimes) des terres et autres biens de tous les hommes et femmes vivant dans les terres et autres fiefs et forteresses dudit comte et de ses héritiers ; à l'exclusion de ses cens et de sa juridiction, car sur les terres et autre biens acquis ils devront payer au comte les cens que ces hommes lui versaient.

Tout cela, cependant, avec une restriction :
Ledit comte disposera d'une période d'un an et un jour après ces acquisitons pour réclamer restitution des immeubles acquis. Mais alors il devra les garder pour lui même et ne pourra les céder à autrui. Quant aux hommes du comte devenus eux-mêmes héritiers de ces biens acquis dans les quarante jours après leur acquisition, ils pourront les racheter, mais uniquement pour les garder pour eux-mêmes, et non pas pour les transmettre à autrui.

Mais qu'il soit bien entendu que le juste prix de rachat desdits biens devra être fixé par deux hommes proches choisis par les susdites parties, comme suit :

Chaque partie choisira et appointera librement son propre arbitre, et s'il arrive que ces deux arbitres ne peuvent se mettre d'accord, ils en choisiront un troisième comme ils le voudront, et ce dernier en toute droiture fixera le prix de la chose acquise. Mais si lesdits Abbé et Couvent ont déjà versé le prix, ils devront en être remboursés avant que ledit comte ou ses héritiers puissent reprendre possession de la chose acquise.

Nous ordonnons aussi que ledit comte et tous ses héritiers, les prévots du château et ceux qui les servent, honnêtement et sans retard, soient toujours les fidèles protecteurs et les bons défenseurs de tous les biens susdits que possèdent et possèderont l'Abbé et Couvent de la susdite Maison-Dieu, comme nous l'avons dit : de toute manière et pour le temps à venir ; et que lesdits Abbé et Couvent, tous les biens de leurs familiers et de tous leurs hommes, dans toute la terre et jurisdiction du susdit comte et de ses héritiers, seront à l'avenir libres et exempts de tout dommage, exaction, injuste violence et de toute coutume.

Nous avons aussi décidé que lesdits Abbé et Couvent donneront au susdit comte l'intégralité de leurs vignes de la Férolle, vignes qui avaient appartenues à Renaud le maçon et à Renaud de La Celle, donation que lesdits Abbé et Couvent ont voulu concéder.

En outre nous avons décidé que ledit comte, tant pour lui que pour ses héritiers, apposerait son sceau sur les présentes lettres, ce qu'il a fait, entre nos sceaux que nous même, comme on peut le voir, avons apposé pour confirmer tout ce qui précède.

Fait à La Celle de Bruère susdite, le lendemain de la fête de l'évangéliste Saint Luc, l'an du Seigneur Mil Deux Cent Trente Huit. »




R. Challet.