CHAPITRE XI
LES DÉSILLUSIONS D'UN IDÉOLOGUE
Barbarus hic ego sum, quia non intelligor illis.
Ovide.
(Une des devises de Rousseau.)
Dans le calme d'Ermenonville, ou dans ses séjours à Paris, où, ainsi que son fils Stanislas, il fréquenta tous les hommes de la première heure, Sieyès, Mirabeau, Vergniaud, etc., René de Girardin put méditer sur tous les grands événements qui se succédèrent depuis la prise de la Bastille jusqu'à la fuite de Louis XVI à Varennes.
Il fut d'abord enthousiaste, comme toute la France pour les Etats généraux réunis à Versailles. Il s'aperçut bientôt, que l'on ne réaliserait pas son idéal politique. Dès 1789, il annotait les écrits de Rousseau avec amertume. Soulignant cette pensée du Gouvernement de Pologne (1) : « Le second moyen est d'assujettir les représentants à suivre exactement leurs instructions et à rendre un compte sévère à leurs constituants de la conduite de la diète », il ajoutait :
« Ce principe conservateur de la liberté, passe au moment où j'écris, le 2 novembre 1789, pour une absurdité. L'Assemblée Nationale a formellement déclaré qu'elle n'était pas liée par les instructions des constituants. Elle prétend qu'elle est le pouvoir constituant. Je me suis permis de soutenir cette opinion contre quelques-uns de nos modernes législateurs et j'ai passé pour un sot. »
Il faisait parfois une critique de détails à Rousseau ; il rejetait quelques pensées où Jean-Jacques se mettait en contradiction avec ses propres principes (2). Quant à ces principes eux-mêmes, Girardin y adhérait avec une ferme foi. Il suivait d'ailleurs son maître dans ce qu'il avait de conservateur et de modéré : « Ne perdons jamais de vue l'importante maxime de ne rien changer sans nécessité, ni pour retrancher ni pour ajouter », écrivait Rousseau. « L'on éprouve bien maintenant (1791), ajoutait Girardin, la vérité de cette maxime ; si nos représentants en avaient été imbus, ils ne nous auraient pas tout à coup environné de ruines. » (3)
Le créateur de l'Arcadie d'Ermenonville s'était fait d'après Jean-Jacques un magnifique idéal politique, le règne de la raison et de la justice parmi les hommes, mais il se rendait bien compte de son impossibilité immédiate ; tout au moins, aurait-il voulu que si l'on faisait quelques changements, on tâchât de se rapprocher de son rêve, qu'on se contentât de simples améliorations du gouvernement établi pour s'acheminer très progressivement vers le bien. Aussi condamnait-il avec tristesse les bouleversements sans autre résultat que le déplacement des privilèges et des abus.
Jusqu'en 1792 il espéra encore de la Révolution. À Ermenonville, il fut nommé commandant de la garde nationale. Il donna un banquet aux volontaires dans son château :
« Tous les engagés volontaires d'Ermenonville et des environs, dit un document du temps, ont été convoqués à dîner au château, et ont reçu chacun 25 francs pour frais de route et acquisition de chaussures. M. Albant ajoute que toutes les demoiselles ont été invitées au château par la lettre dont nous donnons la teneur :
Mademoiselle,
Vous êtes invitée à vous réunir ce soir pour embellir le bal que le citoyen Girardin nous donne dans son salon. C'est au milieu des plaisirs que vous recevrez nos adieux. Partant pour la gloire, à la guerre comme en amour on peut ramasser des lauriers ; c'est le moyen de vous plaire, car les belles aiment les guerriers.
Signé : LÉGER ALBANT (4).A Paris, Girardin assista régulièrement aux séances des clubs, Jacobins et Cordeliers, tant que ce furent des réunions de parlementaires et de libéraux désintéressés, et que les énergumènes n'y eurent pas conquis la majorité. Il y défendait l'immortel Jean-Jacques, essayant de faire comprendre ses principes, assez bien exprimés selon lui par la Déclaration des droits de l'homme, mais qu'en maintes circonstances beaucoup oubliaient complètement.
Il fit aux Jacobins, en 1790, une motion qui eut beaucoup de succès. Il parla de l'attitude de la France libre en face des rois de l'Europe : N'attaquer jamais (c'eût été un brigandage), dresser la nation armée tout entière contre l'envahisseur, voilà ce que commandait la raison et la justice. Et il y avait, dès 1790, dans ce discours un peu grandiloquent le souffle qui anima les soldats de la Révolution.
En 1791, sentant que le mouvement populaire commençait à tourner mal, il essaya par deux discours, également imprimés ensuite, de préciser son idéal politique : les doctrines du philosophe de Genève. Le 29 mai, il parla sur « l'institution de la force publique ». Il condamnait l'armée d'Ancien Régime, son esprit de caste et ses vieux soldats, qu'on laissait « pourrir dans la captivité des garnisons ». Les membres de la Société des Droits de l'homme adoptèrent ces propositions, à l'unanimité, et réclamèrent pour les troupes « un uniforme national unique, simple et solide ». On décida l'envoi du discours « à toutes les associations patriotiques, aux départements et aux municipalités de l'empire ». Son discours le plus important, où il développa son idée maîtresse, fut celui du 7 juin suivant : « Sur la nécessité de la ratification de la loi par la volonté générale. » Il y exposait toute son idéologie sincère et passionnée.
« Dans le grand procès de la liberté contre le despotisme, c'est, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous l'exposer dans mon précédent discours, l'institution de la force publique qui est la question de fait, mais la question de droit, c'est la nécessité de la ratification de la loi par la volonté générale… »
« Ce sentiment divin inné dans l'homme qui établit dans son cœur l'amour de ses semblables comme une émanation de l'amour du Créateur pour toutes ses créatures, la conscience, qui dès qu'on réfléchit fait si bien sentir les vrais rapports des hommes entre eux, est la base de l'ordre moral et, par conséquent, la constitution essentielle, comme les rapports de l'homme avec l'Auteur de son intelligence est de même la base universelle de la religion.
« Il en est donc de la constitution essentielle comme de la vraie religion ; l'une et l'autre sont nécessairement catholiques, parce que catholique veut dire universel, et que l'universel ne saurait être particularisé, ni séparé par aucune division ni distinction. Le principe divin : Ne faites point à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît à vous-même - rassemble également tous les hommes dans un peuple de frères ; il est également le principe universel de tout ordre social, de toute législation, et de toute religion raisonnable. »
A côté de la constitution essentielle il y a la constitution administrative, qu'on en doit bien distinguer. Celle-ci doit être la manifestation extérieure de celle-là. Aussi doit-elle avoir pour base « la ratification par la volonté générale » de toutes les lois. « Ce qui n'est que constitué ne peut prétendre à être constituant. » Girardin parle de ce « prétendu gouvernement représentatif, tissé par les mains du hasard et les habitudes féodales ».
Il faut donc : « une souveraineté, une volonté, un pouvoir, une force publique, un peuple. » Il faut que toutes les lois votées par les assemblées, soient soumises à un plébiscite, à une ratification par le suffrage de tous les citoyens. Et qu'on ne dise pas que cela est trop difficile : Girardin expliquait en détail que grâce au perfectionnement des diligences et des courriers (qu'eût-il dit des moyens modernes), rien n'était plus aisé.
Il ne fut pas compris ; ses contemporains évoluèrent dans un sens tout opposé à sa magnifique idéologie. Mais on peut se demander de quel côté il y avait plus de conséquence, et qui comprenait mieux la véritable souveraineté du peuple ?
Il se confina donc à Ermenonville, avec la famille de son ami, le chevalier Tautest du Plain. Il y recevait encore des visites : la duchesse d'Aiguillon, les deux Lameth, les derniers membres d'une société qui disparaissait; puis ce furent les heures sombres et l'inquiétude dans cette campagne si proche de la capitale.
Les hommes de 92 et encore plus ceux de 93 abandonnaient véritablement les pures doctrines du grand homme de l'île des Peupliers. On honorait Jean-Jacques, on ne parlait que de lui avec enthousiasme, dans le pathos des discours, mais Girardin devait volontiers mettre dans la bouche du « saint » de la Révolution la parole de la Bible : Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi.
On fit plus : on s'en prit à la personne même de l'ami de Jean-Jacques, à son dernier hôte ; on suspecta son civisme. En un sens on avait bien raison ; les tyrans d'alors pouvaient bien lui en vouloir jusqu'au fond du cœur : il les condamnait au nom du « maître », dont il possédait encore la dépouille dans ses jardins.
Sous l'influence des bruits extraordinaires, des terreurs qui se répandaient si facilement à cette étrange et terrible époque, les environs d'Ermenonville s'agitaient. On prétendit que Girardin, ce ci-devant seigneur, qui avait eu autrefois un cercle d'amis occupés de sciences bizarres, tramait des complots contre la République, « Ma maison, déclara-t-il, ouverte et transparente comme une lanterne, renfermait, disait-on, une armée prête à fondre sur la contrée.» Il fallut que les municipalités fissent perquisitionner par la gendarmerie pour rassurer les habitants de Nanteuil-le-Haudouin et des environs, affolés par des agitateurs.
« La vertu dort, disait Girardin, et le crime veille sans cesse. » En effet, le 31 août 1793, par un arrêté des représentants en mission dans les départements de l'Oise et de l'Aisne, transmis par le directoire de Senlis, le maire et le procureur d'Ermenonville se transportèrent au château pour demander à « René Girardin, propriétaire et cultivateur à Ermenonville », et aux siens une déclaration de civisme ; on les déclarait suspects. « Le citoyen René Girardin père, déclara que l'ancien et fidèle ami, jusqu'au tombeau, de l'auteur du Contrat Social et de ses principes, ne pouvait être dans un pays libre regardé comme suspect que par de mauvais citoyens. » Malgré cela, le Comité de Sûreté générale ne le trouva pas assez pur. Ses fils étaient arrêtés à Paris et à Cézanne, sa fille enfermée d'abord à Chantilly, puis à l'Abbaye. Lui-même ainsi que sa femme, furent emprisonnés dans leur demeure. On y posa les scellés et ils furent gardés à vue.
Pendant ce temps, des fanatiques, peu épris des jardins anglais, saccagèrent ses bocages. On s'en prit surtout à la pyramide des poètes bucoliques, qui fut renversée. Théocrite et Virgile parurent des aristocrates, Shenstone, Thomsson et Gessner des « séides des tyrans étrangers ».
Cette arrestation fut maintenue, malgré protestation et pétition de la municipalité d'Ermenonville, jusqu'au 9 thermidor. Après la chute de Robespierre, la fille de René de Girardin, Mme de Vassy (5), libérée récemment de l'Abbaye, intrigua pour faire lever son état d'arrestation. Elle y parvint, grâce à la charmante actrice Marie Joly, qui était venue déposer sur le tombeau de l'île des Peupliers une couronne de roses, et qui s'entremit avec beaucoup de zèle en faveur du créateur d'Ermenonville et de l'ami de Jean-Jacques. Le 22 thermidor an II, le Comité de Sûreté générale arrêta que les gardes imposés au citoyen René Girardin lui seraient enlevés et qu'on ôterait les scellés apposés chez lui.
Mais il était pour toujours découragé. Le monde ne lui paraissait plus perfectible et ses rêves brisés. Ses jardins étaient saccagés par des vandales ; la Révolution s'était faite, et son résultat était les assassinats et les atrocités sanguinaires. Il avait rêvé l'âge d'or sur la terre, et les républicains qui devaient le réaliser
« Brisaient ses arbrisseaux et ses gentilles fleurs. »
Un dernier chagrin lui était réservé : le transfert de Rousseau au Panthéon (6) : il semble qu'il laissa faire sans énergiques protestations ; il avait désespéré d'Ermenonville comme de la France ; les habitants avaient été fort peu dévoués pour l'ancien seigneur philanthrope ; ses jardins étaient abîmés par les inondations et les hommes. Cependant, il dut souffrir de cet enlèvement de Jean-Jacques de son île des Peupliers comme d'un dernier outrage à la mémoire vénérée de l'homme de la Nature. (7)
Il se retira dans une ancienne terre, où il avait conservé une maison, et dont le château appartenait à son meilleur ami Tautest du Plain, à Vernouillet, près de Triel, Seine-et-Oise (8). Il y passa plus de dix ans dans une retraite absolue.
Il habitait un appartement du château des Tautest du Plain. Dans sa maison, il avait encore des chevaux et des voitures, pour ses courses rares à Ermenonville, ou à son domaine proche de Puiseux. Il dut s'occuper à lire et à méditer. Il fit quelques arrangements dans le joli parc de Vernouillet. Du petit château élevé sur une haute terrasse, on domine les beaux sites des bords de la Seine. Le fond de la propriété est occupé par des bosquets « très Girardin » où bruissent de petits ruisseaux ; enfin, véritable souvenir de lui, on y admire un gracieux petit temple de douze colonnes, très pure fabrique Louis XVI.
Quelles ne durent pas être les désillusions de ce tenace idéologue, si persuadé de la possible réalisation de ses rêves les plus idéalistes ! Que pouvait penser de la Terreur, de Thermidor, du Directoire, enfin de ce nouveau César extraordinaire que fut Napoléon (9), l'obstiné disciple de Jean-Jacques ?
Il est vraiment dommage qu'il ne nous ait pas laissé quelques pensées de sa vieillesse songeuse.
Très peu de temps avant de mourir, le 21 mars 1808, il fit son testament. Ce fut le dernier trait d'originalité de cet esprit aux idées personnelles si arrêtées. Il divisait sa fortune d'une façon assez compliquée, et, idée invraisemblable surtout à l'époque du code civil, dans l'intention « de laisser à sa famille une jouissance tranquille et l'intégralité des agréments du domaine d'Ermenonville, auquel il avait employé quarante ans de soins et de dépense », il donnait ce domaine indivis à ses trois fils. Tous trois devaient avoir un régisseur commun, leur partageant les revenus, et habiter chacun une partie des bâtiments. Leurs enfants aux termes du testament devaient conserver le même mode de propriété.
Il laissait une fortune encore très considérable, qu'il avait su conserver pendant la Révolution.
Le testament commencé au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, se terminait par cette religieuse invocation (10):
« Je prierai le meilleur de tous les Pères qu'il daigne accorder à mes enfants une vie tranquille et heureuse en ce monde, et en l'autre autant qu'ils le mériteront par leurs bons sentiments, car sa Toute-Bonté tend toujours les bras à ceux qui le reconnaissent de tout leur cœur et marchent à lui dans les voies de la justice, de la droiture et de la loyauté. »
Le 20 septembre 1808, mourut à Vernouillet le plus remarquable idéologue du XVIII° siècle ; peu soucieux des gloires de l'Empire qui à ce moment étonnaient le monde, il était un homme du passé, l'homme d'un rêve irréalisé, et sans doute irréalisable, le rêve de la parfaite justice politique.
Suivant son désir il fut enseveli dans le petit cimetière de Vernouillet à côté de son ami Tautest du Plain. Depuis on transporta toutes les tombes dans un nouveau cimetière. La pierre funèbre du marquis René de Girardin, ou plutôt celle qui doit être la sienne, est rongée, et l'inscription est effacée. (11) Mais, quand nous le vîmes par une belle journée de printemps, l'enclos où il repose était tout parfumé de lilas et garni de pervenches fleuries, les pervenches aimées de Jean-Jacques.
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(Chapitre VIII). (Retour au texte)
(Cela lui arrivait assez souvent, mais moins aux yeux de Girardin qu'aux nôtres.)
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(Note au Contrat Social.) (Retour au texte)
(Cité dans l'historique des Volontaires de l'Oise, enrôlés pour la Patrie en
1792, par Adolphe Horoy, Paris, 1863, in-8°.) (Retour au
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(Les prisons en 1793, par Mme de Bohm (en premières noces, Mme de Vassy).) (Retour
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(Sur le transfert de Rousseau au panthéon voir M. Aulard : Le Réaction thermidorienne,
t. II, p. 156.) (Retour au texte)
(La Convention, par une loi du 16 avril 1794 (27 germinal an II) ordonna le
transfert des restes de Rousseau au Panthéon, et ses cendres furent enlevées
le 11 octobre 1794 (20 vendémiaire an III)). (Retour
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(Sur ce séjour à Vernouillet, j'ai eu d'intéressants renseignements grâce à
mon ami M. Hotlol, dont la mère possède le château de Vernouillet.) (Retour
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(Son fils aîné était l'admirateur de l'empereur et au service du nouveau gouvernement.)
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(Il y avait au château d'Ermenonville une chapelle, où les disciples de Rousseau
entendaient la messe. Le marquis de Girardin avait pour chapelain un moine brigittain,
qui, resté seul dans le prieuré de Saint-Sulpice, s'était fait l'aumônier du
seigneur d'Ermenonville). (Retour au texte)
(Nettoyée en 1993, la
pierre tombale a été regravée en l'an 2000). (Retour
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