CHAPITRE II

LA CRÉATION D'ERMENONVILLE

Cet asile
Aimable et tranquille,
Par le bonheur est habité ;
C'est le riant séjour de la félicité.

Gluck. Orphée, acte III.

L'ex-capitaine des gardes du corps de Lorraine abandonnait alors sa vie de courtisan et de militaire, pour se passionner pour les beautés de la campagne, les grâces touchantes des paysages et les nobles travaux de l'agriculture. Comme nous venons de le voir, sur tout cela, il s'était fait dans ses récents voyages bien des idées et avait conçu maints projets. Il se trouvait d'ailleurs d'accord avec la mode. D'autres Français comme lui découvraient un art des jardins nouveau, à substituer à celui de Lenôtre, l'art des jardins anglais inventé par Kent, à moins qu'il ne l'ait pris aux Chinois. Là-dessus on discutait ; mais comme Anglais et Chinois étaient deux peuples également à la mode, cela importait peu. D'autres Français aussi découvraient les perfectionnements sociaux et surtout agricoles de l'Angleterre. Mais en tout cela Girardin ne suivait pas la mode, il se trouvait en tête du mouvement ; il contribua plutôt à répandre les goûts nouveaux.

Mais combien la campagne française différait des riants et verts paysages d'Angleterre, combien elle différait aussi de la terre classique et idéalisée de Virgile et de Théocrite. Combien ce domaine où Girardin venait s'installer en 1766 était-il à transformer pour ressembler à ses rêves.

Dans le Valois près des riches terres du Multien et de la Goële, mais à trois lieues de Senlis, la ville des forêts, Ermenonville comportait à la fois des terres arables, des prés, des bois, et aussi des landes de bruyères et des marécages. C'était même la principale partie. Quand le marquis de Girardin et la marquise vinrent s'y installer, au printemps de 1766, le pays dut leur paraître bien triste. Ils arrivèrent sans doute par les bois qui séparaient leur château de Plailly et de Ver. Par là ils durent déjà découvrir des landes de bruyères et il leur en restait beaucoup à voir. L'entrée dans ce grand château, mi-moyen âge, mi-dix-septième siècle, dut être aussi assez morose. Il avait été au temps de la Jacquerie pillé et brûlé, et son propriétaire Robert de Lorris, ministre de Charles V, avait du déclarer : « préférer les bourgeois et le commun aux nobles et renier gentillesse et noblesse » pour obtenir la vie sauve. On l'avait reconstruit depuis. Il comprenait une large enceinte moyen âge, et au nord de cette basse-cour, un corps de logis du XVII° siècle,


construit par le compagnon d'armes de Henri IV, Dominique de Vic, vicomte d'Ermenonville ou par sa famille. C'était un bâtiment froid et très régulier, entouré d'eau, flanqué de quatre tourelles, qui avaient subsisté du moyen âge et que l'on avait surmonté de toits en ballons fort lourds. Le tout était sans entretien, et l'intérieur devait être d'un confort très restreint même pour le temps.

La façade nord de cette habitation accédait par un pont-levis à un petit parterre fort humide, entre deux charmilles et qui se terminait sur des marécages. Des fenêtres du château, on pouvait tirer les oiseaux d'eau.

Au midi, quand on sortait de l'enceinte, on traversait le chemin de Senlis à Meaux par Ermenonville ; c'était un passage que le château avait commandé au moyen âge, et les voyageurs avaient dû se soumettre aux droits de péage des seigneurs d'Ermenonville. Il restait au XVIII° siècle dans les titres féodaux de la seigneurie des souvenirs anciens de cette situation ; ainsi les marchands de marée devaient, avant de passer, présenter leur poisson au château, et vendre tout ce qui plaisait au seigneur au prix courant.

Ce chemin était entre deux murs, le mur de la basse-cour, et le mur du potager. De l'autre côté, en effet, était un grand potager carré, arrosé par beaucoup de canaux. Un escalier de pierre, au fond, permettait de monter sur une chaussée barrant toute la vallée pour retenir les eaux d'un étang. Cette chaussée était plantée de deux rangs de tilleuls ; à un bout se trouvait un moulin. C'était avec le petit parterre du nord la seule promenade du domaine, quelque chose comme l'allée des saules dont parle M. de Lafayette, où M. de Nemours « promenait sa rêverie ». Mais si M. de Nemours se contentait d'une allée de saules pour promener sa rêverie, cela ne suffisait pas à M. de Girardin. Et nous allons voir qu'il lui fallut d'autres paysages (1).

Il commença par faire disparaître potager, basse-cour et parterre du nord. Il ne resta de toutes ces choses antiques que le château des de Vic, et ses quatre tourelles auxquelles on enleva les toits en ballon. Et ce ne fut pas l'envie qui manqua au marquis de détruire cette large façade du siècle précédent, pour la remplacer par un bâtiment à la mode, dans le goût des créations de Gabriel. Nous avons encore ses projets (2).

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De fines colonnes Louis XVI se seraient mirées dans les eaux. Mais la prudence remporta et il regarda à la dépense.

Il avait assez de travaux à faire pour créer les jardins qu'il rêvait ; pour transformer cette terre triste et sauvage en paysages riants et composés avec art comme dans les toiles du Poussin. Il fit venir une bande de jardiniers écossais. Il demanda quelques conseils et fît faire quelques travaux à l'architecte paysagiste Morel, qui plus tard s'en targua pour se dire le créateur d'Ermenonville (3). Pendant près de dix ans, il fit creuser les marais, planter les landes, améliorer les prairies et les cultures, enfin « composer des paysages sur le terrain »,


« composer des paysages sur le terrain »,

sans oublier les édifices ou « fabriques » et les inscriptions poétiques, didactiques ou sentimentales (travers du temps), qui achevaient de caractériser ces paysages.

Les Ecossais acclimataient les gazons à l'anglaise, et créaient des prairies dignes des moutons de Gessner. Les jardiniers plantaient des arbres de toutes sortes. Le magister du village, Nicolas Harlet (4), copiait de sa meilleure plume les inscriptions à mettre dans les bocages pour fournir des modèles à l'artisan chargé de les graver. À tous ces travaux présidait le marquis, « le grand marquis », disaient les ouvriers.



Il se promenait dans le costume que Mayer a peint dans une petite aquarelle (5), les bottines montantes, le chapeau mou de campagne et la grande canne à la main, grande canne dont cet ancien militaire se servait volontiers en guise de bâton de commandement ; « le père la Tapette » l'appelaient ses jardiniers. Ermenonville fut son œuvre dans tous les détails. Il en conçut toutes les scènes, en dessina tous les paysages, et toutes les « fabriques », en imagina toutes les inscriptions. C'est ce qui en fit la beauté : des jardins paysagers doivent être l'œuvre, non d'un architecte, mais du propriétaire ; c'est lui qui doit créer le cadre de sa vie, il ne s'agit pas simplement de composer les grandes lignes, de dessiner l'ensemble des points de vue, et de s'en remettre pour l'exécution à des jardiniers. Il faut que l'œil du maître soit toujours là, et dispose pour l'agrément non seulement un arbre, mais un buisson, un lierre, je dirais presque, une touffe d'herbe. Ainsi furent créés ces bocages d'Ermenonville, plus tard célèbres dans toute l'Europe, où l'on trouvait plus de vraie beauté, et de grâce sentimentale que de fade prétention.

Le souvenir de Leasowes, des métairies idylliques du poète Shenstone inspira particulièrement Girardin. Aussi Shenstone eut-il un petit monument sur le bord d'un ruisseau, en compagnie de Virgile, de Théocrite, de Thomson, l'auteur des Saisons, et du grand Suisse Gessner. Tous les maîtres de la poésie bucolique étaient ainsi honorés. Girardin traduisit élégamment quelques vers de Shenstone pour les faire graver dans cette grotte enguirlandée de lierre, au fond de laquelle brillent encore aujourd'hui les gerbes blanches de la cascade :

 

Nous fées et gentilles naïades,
Établissons ici notre séjour.
Nous nous plaisons au bruit de ces cascades,
Et nul mortel ne nous vit en plein jour.
C'est seulement quand Diane amoureuse
Vint se mirer au cristal de ces eaux,
Qu'un poète a pensé, dans une verve heureuse,
Entrevoir nos attraits au milieu des roseaux.
Vous qui visitez ces champêtres prairies,
Voulez-vous jouir du destin le plus doux :
N'ayez jamais que douces fantaisies,
Et que vos cœurs soient simples comme nous.
Lors, bienvenus dans nos riants bocages.
Puisse l'Amour vous combler de faveurs !
Mais maudits soient les insensibles cœurs
De ceux qui briseraient dans leurs humeurs sauvages,
Nos tendres arbrisseaux et nos gentilles fleurs !

(6)

Pour le visiteur d'Ermenonville vers 1776, quand tout était à peu près achevé, le domaine était bien différent de l'ancienne terre seigneuriale où René de Girardin était venu s'installer. Le château n'était plus qu'une maison de campagne entourée d'eaux vives, de fleurs et de verdure ; les fleurs et les arbres venaient jusque dans la cour.


Des fenêtres de la façade du midi, en lieu et place de la basse-cour et des potagers, on découvrait un beau paysage où tout était disposé pour l'agrément des yeux, comme dans une toile du Poussin ou du Lorrain.

Le petit Temple de la Philosophie moderne dans le fond du tableau et sur la hauteur, la cascade au premier plan rappelaient des souvenirs de l'Italie et d'un Tivoli en miniature. Et si le promeneur quittait le château, longeait la rivière par le chemin qui mène à la grotte des Naïades, il découvrait au sortir de cette grotte une nouvelle perspective aussi belle, et d'une douceur calme, le bel étang bien encadré et


son île plantée de peupliers
où devaient reposer plus tard les restes mortels du maître de toute âme sensible.


Derrière l'étang, c'était la prairie « Arcadienne », la cabane de Philémon et Baucis,



le temple rustique,

et la grotte verte pour laquelle Girardin lui-même avait composé et mis en musique une chanson :

« Chloé, je t'aime parce que ton visage est aussi doux que les grâces qui t'embellissent... »

Là régnaient Gessner et Shenstone, Théocrite et Virgile ; les petits moutons blancs paissaient « l'herbe tendre », guidés par les bergères vêtues de tuniques de lin des gravures de Moreau le jeune.

On a bien longtemps traité tout cela d'insupportables fadaises à une époque où l'on n'avait pas assez de goût pour créer des compositions aussi gracieuses, où les architectes raillaient les œuvres du XVIII° siècle, et ne savaient que dessiner des allées tournantes ou placer des kiosques sans aucun goût, ni caractère, dans le bois de Boulogne, ou autres parcs parisiens.

Je laisserai décrire à Stanislas de Girardin (Itinéraire des Jardins d'Ermenonville, publié chez Mérigot) :

« cette place circulaire au milieu de laquelle s'élève un hêtre majestueux, autour duquel on a construit un orchestre champêtre. C'est sous l'ombrage de cet arbre superbe que les paysans se rassemblent les fêtes et les dimanches. Dès que les sons aigres et faux des ménétriers se font entendre toute la jeunesse s'anime ; chaque garçon va choisir une fille : son cœur conduit sa main et tous se mettent à sauter en cadence, ou à peu près. C'est dans ces bals rustiques que prennent naissance les amours des villageois, amours qui commencent par le plaisir pour finir par le mariage ».

 


Mais l'endroit le plus admiré des jardins d'Ermenonville était « le Désert ».

C'était un cirque de coteaux de bruyères, où s'amoncelaient des blocs de grès aux formes bizarres et qui entourait un vaste étang. Girardin le planta de pins sombres sur les hauteurs ; l'étang s'encadrait de verdure ; des sentiers agrestes conduisaient au milieu des rochers jusqu'à une petite cabane d'où l'on découvrait toute la vallée. D'autres sites rustiques et incultes étaient sillonnés par des sentiers pour les promeneurs épris de pittoresque. C'est beaucoup dans ce « Désert » d'Ermenonville, où l'homme avait si peu touché à la Nature, que nos aïeux du XVIII° siècle découvrirent une beauté nouvelle, celle des sites de la campagne sauvage.

On revenait au château par de jolies scènes moins austères ;

le moulin à l'italienne, petite construction comme on en voit dans les toiles du Lorrain. C'était un vrai moulin, et l'animation des ânes qui apportaient des sacs de blé, donnait de la vie à cette construction élégante. Tout autour d'ailleurs dans les prés verts paissaient de beaux bestiaux. Partout le marquis avait mêlé l'utile à l'agréable.

Le « Bocage » était l'asile des amoureux pendant les journées chaudes. De petits ruisseaux très clairs y coulent entre les cailloux ; l'eau pure y jaillit en soulevant de gros bouillons de sable.

Une autre source est toute tapissée de mousses opalines sous l'eau transparente :

 

L'acque parlan d'amore
E l'aura, ei rami,
E gli angeletti, e i pesci,
E i fiori, e l'erba.


(7)

Je n'ai pas voulu citer trop d'inscriptions aux lecteurs d'une époque où l'on n'aime plus beaucoup les petits vers du XVIII° siècle, mais qu'on me permette d'en citer une dernière, celle de la tour de Gabrielle.

Cette tour rappelait le souvenir du brave de Vic, l'homme à la jambe de bois du temps d'Henri IV. La tradition veut que celui-ci soit venu chez son compagnon d'armes, qu'il avait fait vicomte d'Ermenonville. Il aurait amené naturellement Gabrielle d'Estrées, « qui avait droit de péage dans la tour », etc. Ce qui est certain, c'est qu'il se trouvait dans cette tour deux très beaux bustes de Dominique de Vic et de Sully par Guillaume Dupré. (8)

Voici les vers que Girardin mettait dans la bouche du brave combattant d'Ivry, de Vic, surnommé le capitaine Sarrèdes ;

En ce bocage où ton laurier repose
Sur le joli myrte d'amour,
Ton fidèle sujet dépose
Ses armes à toi pour toujours.
Mon fidèle et bien-aimé maître,
J'ai déjà sous tes étendards
Perdu de mes membres le quart,
Je voue à toi mon restant être.
Et si d'un pied marche trop lent pour toi,
Point ne défaudrai meilleure aide,
Car, pour combattre pour son roi,
L'amour fera voler Sarrèdes.

 

 

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Note II-1


(La description d'Ermenonville avant René de Girardin se trouve dans le début des Souvenirs de Stanislas de Girardin, dans les papiers manuscrits ; enfin il existe trois dessins, deux chez le marquis de Girardin, et au cabinet des Estampes. Topographie. Oise.) (Retour au texte)











Note II-2


(Tous ces plans et dessins à l'encre et au crayon se trouvent chez le marquis de Girardin). (sic). (Retour au texte)











Note II-3


(J.-M. Morel. Théorie des Jardins, Paris 1802, t. II, p 48 et suiv.) (Retour au texte)











Note II-4


(Ms. de Harlet, mairie d'Ermenonville) (Retour au texte)











Note II-5


(Collection du marquis de Girardin) (sic). (Retour au texte)











Note II-6


(Inscription qui subsiste encore). (Retour au texte)













Note II-7


(Petrarque : Les eaux, le zéphyr, les feuillages, les petits oiseaux, les poissons, les fleurs, le gazon, tout ici parle d'amour, traduction extraite de la composition des paysages de René de Girardin.) (Retour au texte)












Note II-8


(Le buste de Dominique de Vic est aujourd'hui au Louvre,

celui de Sully chez le marquis de Girardin (sic). Il y avait en outre dans la tour un bas-relief représentant la bataille d'Ivry. Des panneaux en bois d'époque Henri IV sont conservés par le marquis de Girardin, enfin il y avait au château d'Ermenonville une grande toile représentant la bataille d'Ivry. Elle fut donnée en 1844 au roi Louis-Philippe. M. de Nolhac nous a aimablement informé qu'elle n'était pas à Versailles. Il est à craindre qu'elle ait été détruite soit à Neuilly, soit au Palais-Royal.) (Retour au texte)