CHAPITRE III

LA THÉORIE DE L'ART DES PAYSAGES

 

Loin de ce cercle étroit prenons enfin l'essor
Vers un genre plus vaste et des formes plus belles,
Dont seul Ermenonville offre encor des modèles.



Du haut de ces coteaux, de ces monts d'où la vue
D'un vaste paysage embrasse l'étendue,
La nature au génie a dit : « Ecoute-moi,
Tu vois tous ces trésors, ces trésors sont à toi.
Dans leur pompe sauvage et leur brute richesse,
Mes travaux imparfaits implorent ton adresse.
Elle dit ; il s'élance et va de tous côtés
Fouiller dans cette masse où dorment cent beautés ;
Des vallons aux coteaux, des bois à la prairie,
Il retouche en passant le tableau qui varie
Il sait au gré des yeux réunir, détacher,
Eclairer, rembrunir, découvrir ou cacher.
Il ne compose pas, il corrige, il épure
Il achève les traits qu'ébaucha la nature...

Delille. Les Jardins.

Le marquis de Girardin ne s'en tint pas à la pratique. Dès 1773, il composa sa théorie des jardins. L'ouvrage ne parut qu'en 1777. Il fut traduit en allemand et en anglais et eut plusieurs éditions françaises. Il s'intitulait un peu longuement : De la composition des paysages sur le terrain ou des moyens d'embellir la Nature autour des habitations en y joignant l'agréable à l'utile, suivie de réflexions sur les avantages de la continuité des possessions rurales et d'une distribution plus générale en petites cultures pour faciliter la subsistance du peuple et prévenir les effets funestes du monopole.

Il avait pour épigraphe, ce vers de Milton, dans la description du « Paradise lost » :

A happy rural seat of different views
Un séjour heureux et champêtre d'un aspect varié :

Si le titre est un peu rébarbatif, le livre lui-même est charmant, concis et clair. II se distingue très heureusement des autres théories des jardins paysagers qui parurent vers la même époque par sa brièveté, par ses principes précis et résumés. On sait en effet qu'à ce moment la nouvelle mode des jardins irréguliers à l'anglaise, produisit toute une littérature. On traduisit tout d'abord le livre anglais de Whately, qui eut beaucoup d'influence. Puis l'aimable critique d'art Watelet, qui dans une île de la Seine avait disposé de jolis bocages, « le Moulin Joli », publia aussi un opuscule. Enfin en 1776, l'architecte paysagiste Morel (1) développa une longue Théorie des Jardins en deux volumes et l'abbé Delille la traduisit en un poème didactique les Jardins qui eut un grand succès.

De tous ces écrits, sans parler des postérieurs, le petit livre de Girardin est celui qui mérite le plus d'être lu de nos jours par tous ceux qui pensent qu'il y a quelques idées à garder de cette mode des jardins anglais, si répandue en France dans la seconde moitié du XVIII° siècle. Il eut d'ailleurs beaucoup de succès à l'époque. Il est très loué par le prince de Ligne dans son Coup d'œil sur Bel-œil et coup d'œil sur les jardins des autres et par le marquis de Lezay-Marnésia, dans son poème : Essai sur la nature champêtre.

Il débute par une dédicace à ces « messieurs de l'académie d'architecture », les priant de prendre en main la cause de la beauté des campagnes. Malheureusement ce vœu ne fut guère exaucé.

Dans la préface, se trouve une curieuse critique de ce « fameux Le Nostre qui fleurissait au dernier siècle et acheva de massacrer la nature en assujettissant tout à la règle et à l'équerre du maître maçon ».

Il donne un exemple concret pour illustrer la condamnation des jardins du grand siècle; je cite cette note pour montrer quels embellissements curieux et pittoresques il voulait apporter à la capitale :

« Puisqu'on m'a reproché d'avoir dit, au sujet de Le Nostre, qu'il avait massacré la nature, je dois justifier ici cette expression, quoiqu'il eut été facile à tout le monde de sentir qu'elle ne portait pas individuellement sur Le Nostre, mais uniquement sur son art prétendu. L'on m'opposa, pour lors, le jardin des Tuileries, comme le chef-d'œuvre de cet art. Pour en bien juger voyons d'abord ce que la nature et la convenance offraient à cet emplacement : elles présentaient, au midi, l'aspect d'un fleuve, dont le cours majestueux s'étendant sur de riches lointains, donnait tout naturellement aux palais et aux jardins la vue du plus superbe canal bordé de beaux édifices, sans cesse animé par la navigation et dont la rive du côté du jardin pouvait former la promenade la plus intéressante et la plus récréative. A l'ouest, la vue se serait étendue sur une belle place publique pour l'entrée et la communication de la ville, et terminée par un beau pont, tel qu'il existe aujourd'hui.

« Ensuite, de cette place, il se présentait tout naturellement à l'idée d'élever successivement dans les Champs-Elysées, que leur nom semblait y consacrer, des monuments à la mémoire de tous les grands hommes de la nation, en disposant sur les deux côtés du jardin toutes les plantations sur de beaux plans de perspective, et dans les Champs-Elysées, deux grandes routes de gravier aboutissant aux deux côtés de la place ; il s'ouvrait alors une vaste découverte, pour le palais, sur un tapis de verdure couvert de bestiaux des plus belles espèces, et dont l'aspect eût été terminé par un beau monument sur la hauteur de l'Etoile.

« Dans les fossés séparant le jardin de la place publique, l'on aurait pu facilement faire entrer l'eau de la rivière, pour y tenir de beaux oiseaux aquatiques et des poissons de couleur.

« A la partie latérale du jardin, du côté de la ville, l'on aurait pu construire une colonnade, ou des arcades formant une galerie couverte, pour abriter de l'orage les promeneurs ; dans le mur du fond de cette galerie, des niches bien disposées à cet effet auraient offert d'une manière commode, à l'examen des observateurs, les plus belles statues de marbre blanc que les injures de l'air dégradent toujours en peu de temps dans les jardins. En sortant des deux côtés de la terrasse du palais, l'on eût ainsi trouvé couvert, ombrages et promenades qui du côté du jardin eussent pu conduire jusqu'au Bois de Boulogne, en jouissant de toutes les variétés dont cette composition est susceptible. »

(Suivent toute une série de plans originaux, pour la façade orientale des Tuileries, le Carrousel et le Louvre.)

« Au lieu de ce plan si convenable et que la nature et la destination de cet emplacement semblaient dicter, pour donner à l'une des premières villes du monde une décoration aussi grande dans son ensemble qu'intéressante dans les détails qu'a fait Le Nostre ?

« C'est sur le bord même de la Seine, qu'il a privé le jardin de sa vue, et la sortie du palais d'ombrages ; il semble qu'il n'ait fait construire à grands frais d'énormes terrasses de tous les côtés du jardin que pour renfermer les promeneurs comme dans un cloître et obstruer toute la vue de la façade du palais.

« Quoi qu'on puisse dire, les beaux arts et le bon goût ne peuvent consister que dans le sentiment et l'observation de la nature et dans le bon choix de ses convenances, suivant les localités les destinations et les points de vue.

« En prenant la ligne droite pour base de son art, le constructeur de bâtiments y trouve il est vrai, dans l'équerre, l'aplomb, et la ligne perpendiculaire et de niveau le principe de la construction parce que la ligne droite est celle de l'immobilité.

« Mais l'architecte compositeur doit travailler pour le mouvement des yeux et même de l'âme ; or lorsqu'il veut tout immobiliser sur la ligne droite et tout borner par des angles, il agit évidemment contre la nature du mouvement, de la vue, de la promenade, et contre toutes les variétés pittoresques que peuvent offrir les différents sites. »

Ces projets d'embellissements pour Paris paraîtront à beaucoup de gens, assez contestables, et à juste titre ; mais il nous a semblé utile de citer ce réquisitoire contre les jardins français. Actuellement, cet art a trouvé un regain de mode et de faveur à beaucoup de points de vue excellent. Mais il ne faudrait pas que l'admiration pour le génie de Le Nostre allât jusqu'au mépris de tout art paysager. Ce sont deux manières suivant l'expression de Girardin, « d'embellir la nature autour des habitations », qui ont chacune leurs mérites et leurs avantages. L'art des jardins irréguliers a produit en Angleterre des compositions très belles, en France des créations exquises. Malheureusement, ces créations sont très éphémères, entendons-nous bien, quand il n'y a pas des gens de goût pour les entretenir. Mais il faut rendre justice à ces délicieux jardins Louis XVI même quand on est admirateur fervent des grands parcs Louis XIV. Il ne nous paraît pas du tout exagéré d'opposer notre René de Girardin à André Le Nôtre, et de dire qu'il fut le maître des jardins paysagers, comme celui-ci des jardins réguliers, dans l'espoir que ses principes retrouveront quelques admirateurs pour la plus grande beauté de notre sol français.

En effet, s'il faut admirer sans réserve, les beaux parcs, aux nobles lignes, dont tous les détails ont une grandeur et une simplicité, qui est l'expression même des beaux jours de la monarchie française et de l'âme de notre race, il faut convenir qu'il est des sites, des situations où l'art de Girardin s'impose (2) où créer des jardins français serait un crime. Dans le pittoresque vallon d'Ermenonville l'embryon de jardin français qui existait avant les travaux que nous avons décrits, ne représentait rien ; et les créations champêtres de Girardin furent une beauté délicieuse. Dans le site voisin de Mortefontaine, vouloir créer un jardin français, ce serait pure folie et vraiment, suivant le mot de notre auteur, « massacrer la nature ».

Et l'art paysager est tout indiqué pour la majorité des propriétaires ruraux. Ce serait une bien faible dépense que d'embellir tous les sites qui nous entourent par quelques plantations heureuses, quelques dispositions ingénieuses, mêlant l'agréable à l'utile tandis que créer un jardin ou un parc à la mode du grand siècle, c'est le fait de grands seigneurs, cela comporte de très grands frais.

Espérons que cette prédication esthétique convaincra quelques contemporains. Mais alors, nous dira-t-on, quel est cet art paysager que vous nous dites si excellent, quels sont les principes de Girardin qui, selon vous, en fut le maître ?

Il sut se dégager des puérilités et des fantaisies de la mode des jardins anglais de son temps ; son art marque une évolution semblable à celle de l'architecture et de tous les arts en somme sous le règne de Louis XVI ; on abandonnait le rococo, la suprême fantaisie du temps de Louis XV, pour le style noble et le retour à l'antique.

Il est inutile de donner beaucoup de détails, sur les excès des jardins anglais, notamment dans les villas suburbaines des financiers, tels que M. Boutin, créateur de Tivoli, M. de Saint-James, M. de Sainte-Foy. L'esprit fantaisiste de nos aïeux s'exerçait librement, construisant des temples grecs, des mosquées, des pagodes, des églises gothiques, des tombeaux, des ermitages, des moulins hollandais, des laiteries, etc., etc. On disposait des sites sombres ou mélancoliques, ou bien gais, et bucoliques (3). Pour tout cela Girardin eut le plus grand mépris : « Le goût naturel, dit-il, a conduit d'abord à penser que pour imiter la nature, il suffisait comme elle de proscrire les lignes droites et de substituer un jardin contourné à un jardin carré. On a cru qu'on pourrait produire une grande variété, à force d'entasser dans un petit espace les productions de tous les climats, les monuments de tous les siècles et de claquemurer, pour ainsi dire, tout l'univers. On n'a pas senti, que quand bien même un mélange aussi disparate pourrait offrir quelques beautés dans les détails, jamais dans son ensemble, il ne pouvait être ni naturel, ni vraisemblable ».

Quoique ces critiques soient justes en somme, il nous semble qu'il faudrait être moins intransigeant, et plus indulgent pour ces curieuses et amusantes fantaisies. Le parc Monceau serait certainement beaucoup plus agréable, ce serait une promenade beaucoup plus divertissante, si l'on avait pu y conserver toutes les petites constructions, les « fabriques » des « Folies de Chartres », dont les planches de Carmontelle nous ont gardé le souvenir, et dont la Naumachie est le seul vestige. Ce serait beaucoup plus gracieux que tous les monuments dont on l'a encombré.

Néanmoins on peut se rallier à la conclusion de Girardin à ce sujet : « Ce n'est qu'en disposant la nature avec habileté, ou en la choisissant avec goût, qu'on peut trouver ce qu'on a voulu chercher, le véritable effet des paysages intéressants ».

Et alors nous renvoyons au petit livre, malheureusement assez rare. On y trouvera toutes les règles et tous les principes clairement expliqués pour créer sur le terrain de beaux paysages, comme les grands peintres en ont créé sur leurs toiles.

Pour Girardin, les deux grands peintres qui avaient fourni les plus beaux modèles aux architectes paysagistes, étaient Le Poussin et Le Lorrain, ces deux grands artistes au génie si purement français. Bien des paysages d'Ermenonville furent inspirés par leurs chefs-d'œuvre.

Qu'on lise donc le petit traité de Girardin ; il faudrait que tous les propriétaires de campagne le connussent. Il s'y trouve une idée d'embellissement de toute la campagne, qui eût fait plaisir à Ruskin. Ce serait une bien bonne œuvre, si l'on pouvait répandre ce souci de la beauté des champs, qui anime notre auteur, et il serait si convenable de nos jours de songer souvent à ce que l'agréable ne soit pas complètement sacrifié à l'utile.

Mais hélas ! il faut se faire peu d'illusions ; le mauvais goût et l'utilitarisme à outrance ont bien des chances de toujours triompher ; et l'on peut conclure comme Girardin par cette pensée mélancolique : « Peut-être, à force d'avoir épuisé toutes les folies, arrivera-t-il un jour où les hommes seront assez sages pour préférer les vrais plaisirs de la nature à la chimère et à la vanité. Ainsi soit-il ».

 

 

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Note III-1

(Morel, architecte d'un pavillon du Bocage, se donnait comme le créateur d'Ermenonville, ce qui irrita fort le marquis de Girardin à juste titre. Aussi laissa-t-il le pavillon tomber en ruines.) (Retour au texte)












Note III-2

(La mode des jardins irréguliers vint d'Angleterre, mais elle devint un art bien français à l'époque de Louis XVI. Trianon, Bagatelle, Mousseaux comme Ermenonville eurent des grâces et une élégance que l'étranger ne connut pas. Il serait intéressant qu'une étude et de belles illustrations fissent connaître l'ensemble de l'art délicat de nos « jardiniers » du XVIII° siècle.) (Retour au texte)












Note III-3


(Voir les jardins de Lerouge, Recueil d'Estampes, dont la Bibliothèque nationale possède un exemplaire.) (Retour au texte)