CHAPITRE VI

LA MORT DE ROUSSEAU

 

Comment parler d'Ermenonville sans raconter cette mort de Jean-Jacques ? quoique ce soit un peu à regret que je traite un sujet si rebattu par tant d'écrits. Mais il semble bien inutile de revenir sur le long débat du suicide ou de la mort naturelle de Rousseau. La question me paraît bien close ; et les partisans du suicide ne sont plus de mode. Leur hypothèse était le fruit d'imaginations échauffées par les passions de cette étrange époque.


La maison où est mort Rousseau à Ermenonville.
Aquarelle de Mayer.

Il nous reste à donner le récit détaillé de l'événement d'après les témoignages les plus anciens : manuscrits de la famille de Girardin (1779), récit publié par Le Bègue de Presle, récits de Thérèse transcrits au moment même par l'abbé Brizard (1783) et l'architecte Paris. (1) À l'aide de ces documents on peut conter le dernier jour de l'auteur des Confessions dans tous ses détails, ce qui n'a pas encore été fait jusqu'ici.

« La veille de sa mort, (2) il mangea des fraises, dans lesquelles il mit deux cuillerées de lait et beaucoup de sucre, avec sa femme et le second fils de M. de Girardin qu'il aimait beaucoup et qui était toujours avec lui. Il fut ensuite se promener dans le parc avec cet enfant, et en revenant, il dit à sa femme qu'il se sentait incommodé, qu'il ne croyait cependant pas que ce fût les fraises dont il avait fort peu mangé ; qu'il s'était trouvé mal plusieurs fois dans sa promenade et que le fils de M. de Girardin avait eu la complaisance de s'arrêter plusieurs fois pour le laisser reprendre ses esprits. Cela inquiéta beaucoup sa femme. Il l'engagea à se tranquilliser et pour lui tenir compagnie à souper, il prit une bouchée de pain et un peu de vin. Pendant la nuit sa femme, qui était inquiète, ne dormait pas, lui ayant demandé le matin comment il se trouvait, il l'assura qu'il croyait que ce n'était rien et l'engagea à se tranquilliser. Il parut assez gai ; le barbier du village vint le raser, et il lui lit des contes avec beaucoup de liberté d'esprit. Cet homme ayant vu Mme Rousseau qui faisait le lit de son mari et le sien, lui en témoigna son étonnement, « Ma femme, dit Rousseau, est accoutumée à faire elle-même son petit tracas ; et quoiqu'elle ait une servante et que je l'engage à se tranquilliser, cela l'occupe et l'amuse et elle continue à faire ces choses elle-même. »

Ensuite il alla se promener dans le parc, et revint disant à sa femme : « Ma chère amie, voici le déjeuner de ton serin, le nôtre est-il prêt ? » Il trouva le curé Gaucher sur le pas de sa porte et causa quelques instants avec lui ; celui-ci ne lui remarqua rien d'anormal.

Il vit un papier et demanda ce que c'était. « C'est le mémoire du serrurier, répondit sa femme. - Pourquoi ne l'avez-vous pas payé? - J'ai voulu, mon bon ami, que vous le voyiez vous-même, afin d'être sûr qu'on ne vous trompe pas. - Vous savez que je trouve bien tout ce que vous faites. Je vous prie allez le payer promptement, et revenez vite parce qu'il faut que j'aille donner à Mme de Girardin sa première leçon. » (Première leçon de musique).

Il déjeuna avec sa femme et sa servante fort gaiement. Il demanda à cette fille si elle aimait le café et si elle s'y accoutumerait bien. L'instant d'après il se plaignit qu'il se sentait du froid et qu'il se trouvait mal. En peu de moments, son mal augmenta. Il s'était senti frappé comme d'un coup à la tête, puis tourmenté d'une espèce de coliques. Il pria sa femme de renvoyer sa servante et d'ôter la clef de la porte. Alors il lui dit : « Ma chère femme je sens qu'il faut nous séparer, je suis fâché de vous quitter, mais vous m'aimez et vous ne devez pas être fâchée de me voir finir une vie, qui a été empoisonnée par bien des chagrins. » Sa femme se mit à pleurer : « Pourquoi pleurer ? lui dit-il. Êtes-vous fâchée de mon bonheur ? »

« Elle avait envoyé secrètement chercher Mme de Girardin, et il avait soupçonné quelque chose de cela, mais sa femme pour ne pas l'inquiéter lui dit qu'elle n'avait fait avertir personne.

« Mme de Girardin arriva et lui dit : « Monsieur Rousseau, je crains qu'on ne vous ait trop fait promener hier et que cela vous ait fatigué. Je viens voir si vous n'en êtes pas incommodé. - Non, madame, vous ne venez pas pour cela, vous êtes instruite de mon état plus que vous ne voulez le paraître. Je suis sensible à l'intérêt que vous y prenez, mais faites-moi le plaisir de vous retirer. » Cette dame se retira en effet.

« Pour lors ayant fait fermer sa porte, il dit à sa femme, qu'il lui avait toujours dit que si elle mourait avant lui, il lui fermerait les yeux, et qu'il espérait qu'elle ne lui refuserait pas ce service. (3). Il lui recommanda d'être toujours très charitable (4) - et lui dit qu'elle devait s'attendre que les calomnies de ses ennemis la poursuivraient après sa mort, ne pouvant plus s'exercer sur lui, qu'elle devait s'armer de patience ; qu'il la laissait sous la protection de M. de Girardin qui « était un parfaitement honnête homme et que c'était une grande consolation pour lui ». Il parla à sa femme pendant plus d'une heure et se fit à lui-même une exhortation fort longue. « Ah ! disait Thérèse à l'abbé Brizard, si j'avais pu retenir toutes les choses consolantes qu'il me dit. Il n'avait pas besoin de ministre pour l'exhorter. »

« Ma bonne amie, (5) lui dit-il, ouvrez la croisée ; l'air est si pur et serein ! que je voie encore une fois le soleil ! Il me semble que je vois les cieux ouverts. Ma bonne amie, ne voyez-vous pas Dieu qui m'attend dans les bras de sa miséricorde. Je lui ai toujours demandé de finir ma vie sans douleurs, sans voir le médecin et le chirurgien, il m'a exaucé. Je vais me joindre à lui dans le sein de la béatitude où les hommes ne m'iront pas chercher ». « Ah! disait encore Thérèse à Brizard, on disait qu'il n'avait pas de religion. Personne n'en avait davantage. Tels étaient les sentiments qu'il montra, la même présence d'esprit, la même sécurité, de la tranquillité, de la gaieté même dans les derniers instants. » Et sur ce qu'elle nous dit, continue son interlocuteur, qu'on avait fait courir le bruit qu'il s'était assassiné, elle ajouta : « Hélas ! il me disait souvent : Ils peuvent me tuer, mais moi qui as (sic) un Dieu, dont j'attends ma récompense, quelque malheureux que je sois, je n'attenterai jamais à son ouvrage. »

« Il demanda (6) de l'eau des Carmes et en ayant pris une cuillerée à café, il dit que cela lui faisait plus de bien que de mal. Sa femme lui proposa de prendre un remède ; il dit que cela lui était impossible dans la faiblesse où il était. Cependant, l'ayant aidé à se mettre sur son lit, elle le lui donna, mais ne pouvant le retenir, elle voulut glisser sous lui un pot de chambre plat. « Quoi ! dit-il, me croyez-vous si faible que je ne puisse me lever ? » Il fit alors un effort et se jetant à bas de son lit il se mit sur sa chaise, et sa femme lui ayant proposé une tasse de bouillon blanc, il en but un peu et la lui rendit en disant :

« Mon cœur ne peut plus rien supporter ! » Et pendant qu'elle se détournait pour la poser quelque part, il tomba sur le plancher, mort. Croyant qu'il était tombé de faiblesse, elle se jeta sur lui en l'embrassant pour le relever. Elle essaya de le placer sur un fauteuil, mais le voyant sans mouvement elle poussa un cri et tomba elle-même sans connaissance.

M. de Girardin accourut au bruit, ouvrit la porte avec un passe-partout. On le saignit, on lui mit le vésicatoire, on voulut lui faire prendre quelque chose, mais le tout inutilement ; il était mort. (7).

Sa femme étant revenue à elle, après avoir gémi comme on l'imagine, dit à M. de Girardin qu'une des choses que son mari lui avait recommandées, c'était de le faire ouvrir après sa mort. Elle raconta aussi que, depuis quelques jours, il s'était déjà plaint de maux de tête et d'étourdissements.

Tel est le récit que l'on peut faire de la mort de Jean-Jacques Rousseau en complétant l'un par l'autre les documents cités plus haut. Ces documents ont l'accent de la sincérité ; ils se confirment, et ils fournissent un luxe de détails minutieux dont la simple rédaction inspire confiance en leur exactitude.

Le marquis de Girardin avait immédiatement fait demander le chirurgien et envoyé un courrier prévenir Le Bègue de Presle.

Puis il se prépara à rendre les derniers devoirs au pauvre philosophe. Il envoya chercher Houdon pour mouler les traits vénérés, qui, paraît-il, avaient conservé « toute la sérénité de son âme ».

Le lendemain, trente-trois heures après le décès, le corps fut ouvert, ainsi que Rousseau l'avait demandé.(8). Ce fut fait en présence de trois chirurgiens : Gilles-Casimir Chenu, maitre chirurgien à Ermenonville, Simon Bonnet, de Montagny, Castérès, lieutenant de M. le Premier chirurgien de Senlis, et en présence de deux médecins : Le Bègue de Presle, médecin de la Faculté de Paris et censeur royal, et Bruslé de Villeron, médecin à Senlis. Il y avait là en outre quatre personnes : le procureur fiscal du bailliage d'Ermenonville, Bimont, le lieutenant Blondel, le sergent Landru.

Le curé et le marquis de Girardin furent peut-être présents aussi. Le Bègue de Presle nous dit qu'il y eut onze personnes ; seuls les officiers civils et les deux chirurgiens signèrent le procès-verbal de l'autopsie.

Il était constaté dans ce procès-verbal :
1° Que Rousseau était réellement mort le jeudi 2 juillet 1778, vers 10 heures du matin ;
2° Que son autopsie avait été faite le vendredi 3 juillet à 1 heure de relevée ;
3° Que dans cette autopsie, on avait trouvé les parties nobles et tout le corps sain, que l'on n'avait pu trouver, « ni dans le rein, ni dans la vessie, les uretères, et l'urèthre, non plus que dans les organes et canaux séminaux, aucune partie, aucun point qui fût maladif ou contre nature » -par suite les infirmités dont avait si longtemps souffert Rousseau s'étaient guéries dans sa vieillesse ;
4° Que l'on avait trouvé deux petites hernies inguinales qui devaient être la cause des coliques ;
5° « Que l'ouverture de la tête et l'examen des parties renfermées dans le crâne avaient fait voir une quantité très considérable (plus de huit pouces) de sérosité épanchée entre la substance du cerveau et les membranes qui la recouvrent. Que par suite ne pouvait-on pas avec beaucoup de vraisemblance attribuer la mort de M. Rousseau à la pression de cette sérosité, à son infiltration dans les enveloppes, ou dans la substance de tout le système nerveux ? »

Le rapport des médecins concluait donc que Jean-Jacques Rousseau était mort d'une attaque d'apoplexie séreuse.

Avant l'autopsie, Houdon avait, avec l'aide de mouleurs italiens, pris l'empreinte du visage de l'auteur d'Héloïse. D'après ce moulage, il fit plusieurs beaux bustes, pour René de Girardin.


Buste de J.J. Rousseau.
Bronze par Houdon.

L'abbé Rozier, directeur du journal de physique, pria son ami le marquis de lui en céder un, dans une lettre qui nous est conservée.(9)

Dans la journée du samedi 4 juillet, on embauma le corps et on l'enferma « dans un cercueil du bois le plus dur, recouvert de plomb en dedans et en dehors avec plusieurs médailles qui contiennent son nom et la date de sa naissance et de sa mort ».

À minuit on transporta le corps dans l'île des Peupliers. Les paysans d'Ermenonville et des alentours, des torches à la main, garnissaient les berges de l'étang. Sous les mélancoliques rayons de la lune, une barque noire glissait lentement chargée de la dépouille mortelle de Jean-Jacques Rousseau. Ce devait être une nuit d'été splendide, toute tiède et parfumée, un silence religieux troublé seulement par le frisson de la brise dans les rameaux des arbres et les cris des grillons dans l'herbe.

Il n'y avait dans la barque que trois fidèles : Girardin, Le Bègue de Presle et Corancez. Le genevois Corancez, d'après Girardin, « indiqua les coutumes funèbres du pays natal de Jean-Jacques ». On peut se demander ce que c'était.

Le marquis de Girardin resta jusqu'à trois heures du matin pour faire bâtir, à chaux et à sable, un très simple tombeau surmonté d'une urne, dont pas mal d'estampes, notamment les belles planches de Moreau, nous ont conservé le souvenir.

Par la suite, il mit à l'étude un monument plus digne du grand homme. Hubert Robert donna un dessin général. Le sculpteur Lesueur fit plusieurs projets,(10) et enfin exécuta les gracieuses sculptures du tombeau actuel.

Girardin avait fait aussi dans le premier mouvement une épitaphe :

« Ici sous ces ombres paisibles.
Pour les restes mortels de Jean-Jacques Rousseau,
L'amitié posa ce tombeau,
Mais c'est dans tous les cœurs sensibles,
Que cet homme divin, qui fut tout sentiment,
A laissé de son cœur l'éternel monument. »

Il abandonna cette épitaphe sur le conseil de Ducis, qui lui-même en proposa plusieurs. Enfin, on se décida pour cette simple phrase :

« Ici repose l'homme de la Nature et de la Vérité. »


 

 

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Note VI-1


(Les récits des Girardin, de Le Bègue de Presle et de l'architecte Paris sont de 1779, celui de l'abbé Brizard de 1783.) (Retour au texte)
















Note VI-2


(Récit de l'architecte Paris). (Retour au texte)
















Note VI-3


(Sic dans le ms. de Paris) (Retour au texte)
















Note VI-4


(Selon les Mémoires de Stanislas de Girardin, t. III, p. 33, Rousseau aurait dit à Thérèse : « Vous donnerez aux pauvres pour qu'ils prient pour moi.»). (Retour au texte)
















Note VI-5


(Ms. de l'abbé Brizard). (Retour au texte)
















Note VI-6


(Récit de Paris.) (Retour au texte)
















Note VI-7


(Récit de Girardin lui-même.) (Retour au texte)
















Note VI-8


(Récit de René de Girardin, ms.). (Retour au texte)
















Note VI-9


(Archives du marquis de Girardin.) (Retour au texte)

































Note VI-10


(Maquettes dans la collection du marquis de Girardin). (Retour au texte)