LA CELLE-BRUÈRE

par M. François DESHOULIÈRES




L'église de La Celle-Bruère (1) a été minutieusement étudiée par E. Lefèvre-Pontalis (2) qui en a fait ressortir tout l'intérêt et en a révélé le véritable caractère. Mais cette monographie a été publiée en 1910, or, depuis cette époque, des travaux entrepris à l'église ont mis à nu, sous l'enduit, l'appareil du mur, ce qui, non seulement a permis de précieuses constatations, mais a pu expliquer certains détails obscurs. C'est sous ce jour nouveau que nous croyons devoir reprendre l'étude du maître, non pour le critiquer, mais pour le compléter. Nous nous bornerons à rappeler sommairement l'excellente description qu'il donne du monument ; nous redirons, après lui, l'enseignement qu'il en faut tirer, mais nous chercherons, devant les faits nouveaux, révélés depuis 1910, à expliquer les problèmes qu'il était alors impossible de résoudre parce que rien ne permettait de les poser.

Nous savons peu de choses de l'histoire de la construction de l'église. Dom Estiennot (3) nous dit que La Celle-Bruère était un prieuré autrefois conventuel, dépendant du monastère de Déols. À une époque indéterminée, il fut placé sous la dépendance de l'archiprêtré de Dun-le-Roi (Dun-sur-Auron) et l'abbé de Déols, puis le roi, présentèrent à la cure (4).



Mais la haute antiquité de la localité est incontestable. Voisine de la célèbre nécropole d'Allichamps, située sur la voie romaine d'Avaricum à Néris et dont le nom indique l'origine romaine, La Celle a dû être un centre romain. Ne voit-on d'ailleurs pas, insérés dans les murs extérieurs de l'abside et de l'élévation méridionale, des débris de stèles antiques ?


On retrouve, d'autre part, d'autres morceaux moins anciens, mais plus importants, placés dans la façade. Les principaux sont deux reliefs, représentant des lutteurs. Sur l'un, à droite, « les combattants, dit E. Lefèvre-Pontalis, vêtus d'un court bliaud à petits plis, et chaussés de souliers, s'empoignent par la tête et par la ceinture. Des serpents s'agitent au-dessus de leurs têtes : on distingue entre leurs jambes un renard courant et un disque emmanché ». Entre les deux personnages, l'inscription suivante, en grandes capitales, est placée en deux lignes : FROTO ARDVS



à gauche du portail


à droite du portail

« Dans le groupe à gauche, la lutte est encore plus vive, les deux hommes, plus frustes, se saisissent mutuellement par la tête : un casque se détache à l'angle de la pierre » et la même inscription est reproduite également sur deux pierres.

Lefèvre-Pontalis ne croyait pas ces inscriptions antérieures au commencement de l'onzième siècle, et j'ai entendu, devant le monument, M. Paul Vitry se demander s'il n'y avait pas là copie d'un diptyque consulaire représentant des lutteurs. Quant à l'inscription, indique-t-elle le nom d'un lutteur, les noms des deux lutteurs ou la signature de l'artiste ? On ne peut, là-dessus, que formuler des hypothèses.

C'est ainsi que M. l'abbé Villepelet verrait dans le nom de Frotoardus celui du chanoine de Reims, Flodoart vivant au Xe siècle, et qui, dans ses Annales opuscula matrica, Historia Eclesiae Remensis, rapporte une lutte entre Romulus et Remus, où interviennent le ciel, le bâton des augures, un animal, etc., mais les règles de la phonétique et de la philologie sont-elles compatibles avec une telle transformation (5) ?

D'autres retrouvent sur ces reliefs un thème dont l'origine remonterait à une miniature de l'abbé Béatus inspiratrice, elle aussi, du chapiteau bien connu de Saint-Hilaire de Poitiers. Cependant, on ne saurait nier que la représentation de la lutte était familière aux artistes du moyen âge, qui n'eurent pas besoin de l'Apocalypse de Saint-Sever pour la figurer. Divers débris sont encore remployés à côté, notamment un masque humain et un boeuf tenant sous son pied une boule.

Il est permis, aujourd'hui que nous connaissons l'appareil des murs, de se demander si ces sculptures n'ont pas appartenu à une église primitive (*).
Buhot de Kersers (6) nous apprend que la localité fut pillée en 1156 par Raoul de Charenton. Ne serait-ce pas à cette époque que l'édifice aurait été repris, pour devenir celui que nous voyons aujourd'hui, qui daterait, écrit Lefèvre-Portalis, de la seconde moitié du XIIe siècle. On rencontre, en effet, dans celui-ci d'étranges anomalies.



Tout d'abord certaines parties des murs gouttereaux, aujourd'hui à nu, sont régulièrement composées de petits matériaux reliés par des joints épais de 0 m. 03 (7).

Encore, les fenêtres des collatéraux ne sont pas placées au milieu des travées ; enfin, ne peut-on pas se demander si l'abside, en hémicycle dans sa partie basse et à pans coupés à son sommet, au-dessus d'arcatures portées par des contrefortscolonnes, n'a pas été doublée sous le cul-de-four ? Sans vouloir faire état de quelques pierres sur lesquelles on relève une taille en fougère, ce qui n'est pas forcément archaïque, car on en voit de semblables, au milieu du XIIe siècle, sur les murs de l'église de Noirlac, il semble vraisemblable que l'église de La Celle ne soit que la restauration d'un édifice plus ancien dont on aurait conservé les murs gouttereaux, tout au moins en partie, car on distingue nettement ce changement d'appareil au-dessus des fenêtres, du côté sud de la nef.


Rappelons, avec Lefèvre-Pontalis, qu'aujourd'hui l'église renferme une nef de cinq travées, accompagnée de deux bas-côtés dont elle est séparée par de grandes arcades en plein cintre, à simple ressaut, retombant sur les tailloirs à biseau ou à doubles cavets de piles cruciformes.

Ces piles de plan barlong, ce qui éveille un sentiment d'archaïsme, n'ont qu'une seule colonne correspondant aux doûbleaux de la nef ; les bases y ont la forme d'un glacis, tandis que les chapiteaux, à l'exception d'un ou deux d'entre eux, revêtus d'animaux affrontés, de palmettes et de masques d'angle, sont presque tous frustes.

Lefèvre-Pontalis avait judicieusement remarqué que deux campagnes consécutives, commencées vers le milieu du XIIe siècle, étaient faciles à distinguer dans la nef, car dans les premières travées, qui sont les plus récentes, l'ouverture des grandes arcades n'est que de 4 mètres, tandis qu'elle atteint 5 m. 69 dans les deux dernières, seules éclairées par des oculi formant pénétration dans le berceau.

De même, l'imposte est plus élevée dans les travées voisines de la façade, où les piles sont plus minces que les autres. Un berceau en plein cintre, nous venons de l'indiquer, recouvre la nef. On a vite la preuve qu'il n'était pas prévu lorsque les murs gouttereaux furent élevés. On sait que celui qui existe a été refait en 1898, pour remplacer un autre fort ébranlé, or, j'ai tout lieu de croire que les supports ne recevaient primitivement, qu'un plancher de bois, car les contreforts — deux dans chaque travée— ne sont pas montés vis-à-vis de ces piles dont l'origine ne peut pas être contemporaine des murs primitifs.

En réalité ceux-ci n'étaient pas suffisants pour porter des voûtes et nous en avons la preuve dans les arcs-boutants lancés au XVe puis au XVIIe siècle, pour éviter la ruine (8).

Le constructeur de la voûte avait espéré éviter les accidents en plaçant, comme en Poitou, des berceaux en plein cintre sur les collatéraux ; ce ne fut pas suffisant. Ces berceaux sont sectionnés par des doubleaux qui, dans les trois dernières travées, sont surmontés d'une murette, tandis que, dans les premières, ils épousent la courbe de la voûte.

Ce changement de parti ne peut guère s'expliquer que par une amélioration constructive, effectuée au cours de la seconde campagne (9).

Il n'y a rien à ajouter à ce que Lefèvre-Pontalis a dit du transept et du choeur. Rappelons brièvement que le carré du transept est surmonté d'une coupole octogone de blocage montée sur trompes, laquelle, suivant un système qui n'est pas unique en Berry et qu'on voit par exemple à Ineuil et à Puyferrand, est épaulée latéralement, non par des quarts de cercle, ce qui est la formule auvergnate suivie à Lignières, mais par des berceaux plus hauts qui, ici sont placés sur la première travée du croisillon.

C'est surtout dans le choeur et le chevet que Lefèvre-Pontalis a montré le grand intérêt que l'église de La Celle suscite du point de vue architectural comme du point de vue décoratif.

Le sanctuaire est en effet un beau spécimen du plan bénédictin caractérisé par les absidioles communiquant avec le choeur et, lorsqu'elles sont multiples sur chaque croisillon, échelonnées dans une profondeur décroissante.

Ce plan que l'on retrouve un peu partout est très fréquent en Berry, je l'ai démontré (10) et j'ai signalé, comme l'ayant adopté, les églises de Chezal-Benoît, de Châteaumeillant, de Dèvres, de Méobec, de Saint-Genou et de Charost qui toutes, relevaient plus ou moins de l'ordre de Saint-Benoît, tandis que celles, semblables, de Plaimpied et de Blet étaient augustines, alors que Saint-Outrille de Graçay et les Aix-d'Angillon, fidèles au même plan, dépendaient du décannat de Bourges.

Enfin, la sculpture des chapiteaux du choeur et des contreforts-colonnes du chevet, exécutée dans le meilleur style, prouve qu'il y avait en Berry, au milieu du XIIe siècle, une école qui ne le cédait en rien à d'autres plus fameuses.


Cette ornementation consiste ici principalement en des têtes énergiques et d'un grand relief qui sont tendues, contre les corbeilles, à l'extrémité d'un long cou, avec une expression farouche.


J'ai relevé exactement les mêmes têtes sur des chapiteaux de l'église de La Berthenoux (Indre) et j'ai conclu qu'ils avaient été exécutés sinon par les mêmes ouvriers, tout au moins par le même atelier (11). Chose importante, on relève dans le déambulatoire de Saint-Benoît-sur-Loire des chapiteaux très semblables.

Lefèvre-Pontalis n'avait pas manqué de remarquer que les belles palmettes et les riches feuillages qui décorent d'autres chapiteaux recouvrent en partie l'astragale. J'ajoute que c'est là une disposition très berrichonne et que j'ai retrouvée à Augy-sur-Aubois, à Blet, à Chalivoy-Milon, à Charost, à Flavigny, à Germigny-l'Exempt, à Jussy-Champagne, à Montlouis, à Neuilly-en-Dun, à Ourouer, à Plaimpied, à Soulangis, à Soye-en-Septaine, dans le Cher ; à Bommiers, à La Berthenoux, à Neuvy-Saint-Sépulcre et à Saint-Genou dans l'Indre. Je ne la connais ailleurs qu'à Preuilly (Indre) où M. l'abbé Plat me l'a signalée. Notons que le sculpteur n'a pas apporté moins de soin à la décoration des chapiteaux des baies de la tour carrée du clocher central.


Pour de plus amples détails sur cette église, je me contente de renvoyer à l'excellente monographie de Lefèvre-Pontalis, et aussi à la description fidèle qu'il donne du tombeau de saint Silvain, placé dans le croisillon sud (12).


C'est, on le sait, un vaste sarcophage rectangulaire surmonté du gisant en costume sacerdotal, et dont les flancs représentent différentes scènes de la vie du saint que la légende identifie avec le Zacchée de l'Évangile. Cette oeuvre n'est pas antérieure au XVe siècle. À côté, on voit la statue de pierre d'un prêtre tonsuré vêtu de la chasuble, du manipule et de l'étole et tenant un livre à la main. On peut l'attribuer au XIVe siècle.








Extraits de
BULLETIN MONUMENTAL
ORGANE OFFICIEL DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'ARCHÉOLOGIE
PUBLIÉ EN 1931
PAR MM. Marcel AUBERT
et François DESHOULIÈRES
DIRECTEUR ET DIRECTEUR ADJOINT DE LA SOCIÉTÉ.

CONGRÈS ARCHÉOLOGIQUE DE FRANCE
XCIVe SESSION
TENUE À BOURGES EN 1931


L'ensemble de l'ouvrage est accessible en ligne sur le site Gallica de la BnF.

*** Depuis 2016, chacun peut participer à la restauration de l'église en faisant un don par la Fondation du Patrimoine

https://www.fondation-patrimoine.org/les-projets/sculptures-de-l-eglise-saint-blaise-de-la-celle



















(1)
Cette église dessert les deux agglomérations de La Celle et de Bruère, lesquelles n'ont formé, jusqu'en 1884, qu'une seule commune nommée La Celle-Bruère. À cette époque, le village de Bruère a été détaché pour être réuni à la commune d'Allichamps qui porte le nom de Bruère-Allichamps, mais la paroisse est restée la même.


























(2)
Bulletin Monumental, 1910, p. 272


























(3)
Estiennot, Antiquités bénédictines du Berry, t. III, chap. xix, Bib. Nat. ms. lat. 12743.


























(4)
Buhot de Kersers, Hist. et statistique mon. du départ. du Cher, t. VI, p. 108.
— Robert Latouche, Dict. top. du départ. du Cher, 1926, p. 80.


























(5)
Procès-verbaux des séances de la Soc. des Antiq. du Centre, séance du 5 mars 1930.


























(6)
Loc. cit., p. 110.


























(7)
Il faut se souvenir que les riches carrières de La Celle ont été exploitées de tout temps. Buhot de Kersers, loc. cit., p. 100, rappelle qu'on y a retrouvé, non seulement des monnaies romaines, mais aussi des rainures faites pour l'exploitation de la pierre, et aussi l'outil de fer antique qui a servi à les creuser.


























(8)
Lefèvre-Pontalis a remarqué que les arcs-boutants du sud ne sont pas extradossés comme les autres et il croit qu'ils ne doivent remonter qu'au XVIIe siècle.


























(9)
C'est encore Lefèvre-Pontalis qui a signalé, dans les premières travées du bas-côté nord, des corbeaux destinés à porter les cintres de bois pendant la construction d'un berceau. Il en a relevé de semblables dans la crypte de Montmajour.


























(10)
Deshoulières, Les Eglises romanes du Berry, dans le Bull. Monum. 1909, p. 484, et Nouvelles remarques sur les églises romanes du Berry, id., 1922, p. 12.


























(11)
Deshoulières, Nouvelles remarques, cit., p. 24.


























(12)
V. Abbé Duroisel, Saint Silvain, son tombeau, son culte à La Celle-Bruère. Bourges, 1893.




























(*) A propos de ces deux bas-reliefs de lutteurs signés Froto Ardvs, pourrait-on avancer une hypothèse plus "chrétienne" ? A gauche, les lutteurs, sur un plan d'égalité luttent loyalement ; et si cela montrait notre quête, notre lutte, tout au long de notre vie, pour nous rapprocher du Seigneur ?
A droite du portail, et à la même hauteur que les lutteurs, ces lutteurs font la paix, se congratulent ; ils sont couronnés de fruits d'abondance : n'est-ce pas là l'expression de ce qui nous est promis si nous nous réconcilions, au-dedans de nous-même, et avec notre prochain ? (Suggéré par Eric M. le 05/07/2018).